PÉRIGNAC : ANAK ET SON ÉCUYER BA-FON

Alors que Mercéür retourne sur Arkara en compagnie de Marianne afin de s’y préparer secrètement à sa dernière mission sur Terre, son jumeau Mêléüs ou bien Anak, doit à présent terminer une toute petite aventure. On se souvient qu’il avait confié un œuf précieux aux Ouarsiens lorsqu’il vivait à Alexandrie. Déjà mille ans se sont écoulées depuis et le missionnaire doit donc récupérer son bien au même endroit. Ba-Fon, l’Enfant de la lumière en profite pour lui demander de l’accompagner puisque cela lui donnera l’occasion de connaître davantage les mœurs et coutumes des Terriens. Voici : Mêléüs et son écuyer Ba-Fon.

Anak tenait compagnie à l’Enfant de la lumière puisque celui-ci passait la plupart de son temps dans l’ancienne hutte de Dorgon. Âgé d’environ dix-huit ans, Ba-Fon menait une vie de solitaire tout comme le fit son compagnon lorsqu’il vivait en Atlantide comme ermite. En effet, Anakilimon lui apprit comment méditer pendant des jours complets sans en éprouver la moindre fatigue. Un matin, une intense lueur apparut devant les deux compagnons qui reconnurent aussitôt le Grand-Maître Lemu.

- Hé bien, comment allez-vous mes amis?, dit-il en plaçant ses mains lumineuses sur leurs têtes.

- Anak est un excellent maître de la méditation, lui répondit Ba-Fon en souriant à son ami.

- Et Ba-Fon apprend si vite mes leçons qu’il va falloir bientôt que je trouve d’autres prétextes pour venir lui tenir compagnie, s’exclama le jeune adolescent en riant.

- Ainsi donc, j’arrive au bon moment pour te demander d’accomplir une autre mission sur terre, mon cher Mêléüs lui rappela le Grand-Maître en souriant comme un enfant.

- Il faut que je reprenne l’oeuf que j’avais confié aux Héloïm, n’est-ce pas?

- Oui, tu vas apparaître sur terre en l’an 1270 après Jésus-Christ. Les Ouarsiens vont t’attendre dans un champ désert qui se trouve près du Caire, en Égypte. Lorsque l’oeuf sera en ta possession, le couloir de l’intemporel va t’apparaître sans tarder afin que tu puisses lancer ton précieux trésor dans celui-ci. J’ose espérer que tu n’hésiteras pas à le faire comme ce fut le cas pour mon ami Kana. Ton ancien jumeau était convaincu qu’il détruirait le Maître de la survie en jetant l’oeuf dans le demi coeur Royal.

- L’oeuf de la survie?, demanda Ba-Fon d’un air amusé.

- Oui, Kana était assez jeune à cette époque. Je lui avais demandé d’aller jeter cet oeuf dans la face noire du cristal afin que naisse le Maître de la survie. Il a fallu qu’Anima le menace de se jeter dans le demi cœur pour qu’il accepte finalement d’obéir à ma demande.

- Mais l’autre oeuf, dit Anak sans hésiter, ce n’est pas celui de la survie, mais de la CONSCIENCE qui va exister dans l’homme. C’est donc essentiel de m’assurer que tout se passera sans difficultés.

Lemu toussa plusieurs fois avant de lui sourire de nouveau.

- Ah non, ne dites surtout pas que j’aurai encore des ennuis?

- D’accord, je ne le dirai pas si cela peut te faire plaisir.

Le missionnaire leva les yeux vers le ciel en signe de désespoir. Ba-Fon lui fit un large sourire moqueur en disant d’une voix franche :

- Je suis déterminé à t’accompagner sur terre pour cette mission. J’en ai évidemment discuté avec les Grands-Maîtres du mont Bellapar si c’est cela que tu veux savoir!

- J’ai bien l’impression que je devrai également te protéger puisque tu ignores encore ce qui nous attend dans cette aventure. Par contre, je suis parfaitement conscient que tu dois vivre un certain temps sur cette planète avant d’accomplir ta grande mission.

- Oui, je dois partir pour sonder le coeur des Terriens avant d’y retourner avec Mercéür.

- Bien, quand partons-nous, compagnon?

- J’ai déjà préparé deux baluchons, lui répondit le jeune homme en pressant le pas vers la hutte.

- Je compte sur toi pour veiller sur lui, murmura le Grand-Maître avant que Ba-Fon revienne avec ses deux sacs remplis de nourriture. Je sais bien que c’est inutile d’apporter ces baluchons, mais l’enfant de la lumière voulait te faire plaisir en choisissant quatre jolis melons royaux pour le voyage.

- Pourquoi pas, répondit le missionnaire en souriant au jeune homme qui revint fièrement avec ses provisions.

Le Grand-Maître étendit la main devant lui et fit apparaître le couloir intemporel. Les voyageurs se retrouvèrent rapidement en Égypte. La nuit était vraiment belle et si fraîche que le compagnon de Mêléüs grelottait de la mâchoire.

- Hum, je pense que tu as froid, n’est-ce pas? Je ne sais pas si l’un des melons pourrait nous servir de couverture!

- Tu te moques de moi, n’est-ce pas?, lui demanda le jeune homme au regard pacifique.

- Oui, j’aime bien prendre les choses en riant lorsque j’accomplis des missions sur terre. Ici, c’est un monde merveilleux remplis de plusieurs déceptions. Regarde le ciel, Ba-Fon! Tu vois, il est superbe et silencieux. Mais sous celui-ci, tu vas voir que ce n’est pas toujours aussi beau.

Mêléüs explora prudemment les environs avant d’exprimer un air de contentement.

- On peut s’asseoir ici et attendre l’arrivée des Héloïm. Comme j’ai faim, je pense que l’un des melons nous ferait un excellent repas.

- Ainsi, mon idée était bonne?

- Mais si, très bonne, brave compagnon!

Au petit jour, nos amis attendaient encore l’arrivée des Ouarsiens. Malheureusement, ceux qui devaient prendre cet oeuf dans l’incubateur du vaisseau spatial réalisèrent que celui-ci était vide. Que s’était-il passé? Comment pouvaient-ils avoir perdu cet oeuf au cours de ce voyage entre leur colonie et Alexandrie? Fort troublé, le scientifique qui en avait la garde se proposa lui-même de parcourir à pieds le seul endroit où le vaisseau spatial se posa au cours de cette traversée. Il dit au pilote :

- Vite, retournons en Dordogne; je pense que quelqu’un s’est introduit clandestinement dans notre vaisseau pendant que nous rangions des caisses de provision dans les anciennes cavernes de l’Homme de Néandertal.

C’est impossible, Gafa, lui répondit le jeune pilote d’un air troublé. Personne ne pouvait ouvrir la porte sans un code d’accès.

- Pourtant, c’est bel et bien ce qui est arrivé. Il va falloir retrouver cet oeuf avant qu’il tombe dans des mauvaises mains. Dépose-moi là-bas et rends-toi ensuite en Égypte pour rencontrer le missionnaire qui doit sûrement s’inquiéter de notre retard.

- Que comptes-tu faire au juste?

- Je vais me servir du détecteur d’onde pour suivre les traces de notre voleur. Cet oeuf émet heureusement des vibrations qui va faciliter mes recherches.

- Tu n’es pas sérieux? Tu sais bien que nous n’avons pas le droit de nous promener sur cette planète sans des guides qui possèdent l’aspect des Terriens! Si tu te fais prendre, comment pourras-tu justifier tes traits physiques aux autorités locales?

- Je dois prendre cette chance, Alexandre. Je dois me déguiser en pèlerin.

- C’est insensé et fort imprudent de ta part.

- Je n’ai pas le choix; j’avais la responsabilité de cet oeuf et je vais tout faire pour le récupérer.

Le vaisseau se posa discrètement près des grottes et remonta en trombe en laissant le pauvre scientifique sans arme et sans nourriture. Le pire, c’est qu’un extra-terrestre comme Gafa, risquait de se faire repérer facilement par la population. En effet, on se souvient que Etna, la jolie Ouarsienne expliquait que les scientifiques de son peuple ne possédaient pas les mêmes traits physiques que ceux qui vivaient sur terre depuis leur naissance. Ainsi, le pauvre scientifique risquait de passer pour un petit monstre avec ses grands yeux de fourmis, sa bouche minuscule et ses grandes mains à six doigts. L’extra-terrestre introduisit le détecteur d’ondes dans sa manche de tunique et suivit ensuite la direction que celui-ci lui indiquait à travers bois.

Pendant ce temps-là, le vaisseau spatial prit à son bord le missionnaire et son compagnon. Le pilote expliqua rapidement la situation et Mêléüs lui dit sans détour :

- Tu as parfaitement raison de croire que ce scientifique risque de passer pour une sorte de démon sorti de l’enfer. S’il tombe entre les mains des populations locales, il n’aura même pas droit à un procès. Les gens craignent tellement les sorcières et les diables qu’ils croiront bien faire en le jetant dans le feu. Est-ce que tu possèdes un autre émetteur?

- Oui, lui répondit le pilote en examinant le missionnaire d’un air étrange.

On aurait dit que le jeune extra-terrestre cherchait à dévisager le missionnaire comme s’il se trouvait devant un parent éloigné. Mêléüs ne songeait même pas à faire le lien entre ce pilote et le fils de son ancienne compagne ouarsienne. Comment l’aurait-il deviné puisque Alexandre ne ressemblait pas du tout aux terriens. Après sa naissance, il fut conduit sur sa planète avec sa mère, Etna. Il devint l’un des meilleurs pilotes qui faisaient justement la navette entre Ouars et la Terre. Comme ces voyages pouvaient durer des vingtaines d’années à chaque fois, les Ouarsiens possédaient des cabines spéciales où les pilotes pouvaient geler leurs corps pour la durée de la traversée. Seules leurs facultés mentales demeuraient en éveil. Ainsi, la plupart des pilotes vivaient extrêmement vieux et même jeunes pendant des milliers d’années.

- Mêléüs, dit Ba-Fon en s’approchant de l’incubateur vide, je ressens des vibrations négatives autour du globe de verre.

- Personne ne pouvait toucher ce verre sans déclencher un signal que nous aurions entendu, s’empressa de répondre le pilote en demeurant aux commandes.

- Tu veux bien qu’on examine la cabine pendant que tu regardes devant toi, mon ami?, lui dit le missionnaire en souriant d’un air amusé. On aimerait bien pouvoir se poser avec tous nos membres intacts, n’est-ce pas?

Alexandre comprit les inquiétudes de celui-ci et se contenta de hausser les épaules. Les deux passagers se promenèrent dans la cabine en opinant de la tête.

- Qu’en penses-tu, Ba-Fon?

- J’ai l’impression qu’une énergie très négative s’est introduite dans cette cabine peu avant la disparition de l’oeuf.

- Oui, j’éprouve cette même sensation.

Mêléüs retourna auprès du pilote afin d’avoir plus d’informations sur cette porte de la cabine.

- Si quelqu’un se trouve à l’extérieur, lui est-il possible de faire ouvrir cette porte sans avoir accès au code de sécurité.

- Évidemment, monsieur, s’empressa de répondre le jeune homme. Ce code est seulement pour faire ouvrir cette porte lorsque nous sommes à l’extérieur du vaisseau.

- Donc, un simple objet pouvait la faire ouvrir de l’intérieur?

- C’est possible s’il passa devant le rayon qui actionne l’ouverture de la porte.

- Par conséquent, l’oeuf pouvait lui-même provoquer l’ouverture en passant devant ce rayon?

- Bien sûr monsieur! Mais cet oeuf n’avait pas d’ailes pour planer.

- Pas d’ailes? Je suis de ton avis; mais un simple courant magnétique pouvait soulever le couvercle de l’incubateur et faire ensuite planer cet oeuf jusqu’à l’extérieur du vaisseau.

- La secte d’Alba, dit calmement Ba-Fon. Ils possèdent l’un des pouvoirs de Baa-Bouk. Cette force primaire est capable de soulever des charges vraiment lourdes. Je dis qu’il s’agit de l’un de ses pouvoirs, mais cette énergie est contenue dans tout ce qui existe. Il faut simplement savoir canaliser cette force qui se trouve autour de chaque chose.

- Oui, mais l’énergie qui fut utilisée pour le transport de l’oeuf était très négative, dit le missionnaire en soupirant. Il faut donc craindre avoir affaire à cette secte de malheur.

- Je vous assure que personne, pas même une énergie s’est introduite dans cette cabine au cours de notre voyage, lui répondit le pilote.

- Je te crois. Les membres de cette secte ont simplement attendu que le vaisseau soit inoccupé pour quelques minutes seulement avant d’y introduire cette énergie dans la cabine. Une simple petite ouverture, mince comme une feuille de papier était suffisante pour réaliser ce travail de substitution.

Le vaisseau se posa silencieusement près des cavernes au milieu de la nuit. Mêléüs et son compagnon demandèrent au pilote de remonter dans les airs et d’aller rejoindre sa colonie.

- Je regrette monsieur, mais mon ami scientifique aura besoin de moi s’il parvient à reprendre cet oeuf. Je ne peux m’en retourner sans lui.

- D’accord, tu nous attends sagement ici et tu t’envoles au moindre danger. À propos, quel est ton nom, lui demanda l’homme en suivant Ba-Fon à l’extérieur.

- Je m’appelle Alexandre, fils d’Etna.

- Tu es...?

- Il faut se presser, dit Ba-Fon à son compagnon qui semblait figer sur place en regardant le pilote dans les yeux.

- Oui, je t’accompagne, mon ami. Alexandre, j’ose croire que tu ne feras aucune bêtise en notre absence, n’est-ce pas?

- Si je suis de la même trempe que mon père, je ne peux rien promettre de tel si un danger venait à vous menacer. Prenez ce bracelet, monsieur. Si vos émotions montent dangereusement, je saurai que votre vie et celle de votre compagnon sont menacées.

Le missionnaire n’insista pas et accepta ce bracelet-émetteur. Mêléüs venait de retrouver un fils sans qu’il puisse avoir le temps de faire plus ample connaissance et surtout de le serrer dans ses bras. Il confia l’autre émetteur d’onde à Ba-Fon avant de s’aventurer dans les bois.

À l’aube, ils firent la macabre découverte du scientifique qui avait été lapidé par des inconnus. Ba-Fon s’agenouilla près de lui et lui prit la main en disant calmement : “ Lève-toi, je te l’ordonne”. Le petit personnage ouvrit lentement les yeux pour examiner les deux étrangers encore agenouillés près de lui. Puis, il grimaça en sentant tous les muscles de son corps encore enflés par les coups de pieds qu’il avait reçu avant de se faire lapider. L’enfant de la lumière passa ses mains devant son visage et toutes les coupures disparurent, de même que la douleur. Le scientifique se releva en fixant cet étrange guérisseur d’un air étonné.

- Qui t’a frappé?, demanda Mêléüs en lui montrant le bracelet ouarsien qu’il tenait à son poignet. Je suis ce missionnaire à qui vous deviez remettre cet oeuf.

- Oui, je me rappelle à présent ce qui s’est passé exactement, répondit le scientifique en fouillant dans sa manche de tunique. Ils m’ont volé mon émetteur, ces bandits de grands chemins.

- Ils n’étaient pas des villageois ou pire encore, d’étranges hommes et femmes vêtus de longues robes noires?

- Non, c’étaient des rustres qui voulaient ma bourse. Ils m’ont d’abord saisi jusqu’au moment où ils virent mon visage. Je me souviens de leur stupeur en me voyant étendu sur le sol. J’ai cru pouvoir leur échapper, mais leur peur était-elle qu’ils me frappèrent comme une bête étrange avant de m’écraser le visage avec de lourdes pierres.

- Ils t’ont sûrement pris pour l’un des monstres de l’enfer, mon pauvre ami, se contenta de répondre le missionnaire. Est-ce que tu étais sur une bonne piste avant ce fâcheux incident?

- Oui, mon détecteur m’indiquait que l’oeuf se trouvait près d’ici.

- En effet, dit Ba-Fon en examinant l’autre appareil. On dirait bien qu’il se trouve dans la vielle maison qu’on voit au loin à travers ces arbres.

- Bon, c’est probablement l’une des communes de la secte. Il va falloir s’approcher le plus discrètement possible. S’ils détiennent cet oeuf, c’est sûrement dans l’intention de le remettre à Alba. Il faut le récupérer avant lui.

Ba-Fon plaça aussitôt sa main sur la bouche de son compagnon pour le faire taire. Il avait déjà deviné la présence de spectres qui se rapprochaient lentement d’eux. Le jeune maître fit signe à ses compagnons de se jeter sur le sol et ceux-ci s’exécutèrent sans attendre. Pas moins de dix golems vraiment hideux reculèrent dès que Ba-Fon plaça ses mains devant ses oreilles pour ensuite émettre un petit son strident et soutenu. Les spectres retombèrent en poussière comme par enchantement. Toutefois, ce petit cri attira les habitants de cette maison de ferme. Armés d’épées et de haches, ils entourèrent rapidement les trois étrangers en souriant malicieusement. C’est alors que le vaisseau spatial vint se placer de manière à créer une diversion. Mêléüs arracha l’épée de l’un de ses ennemis pour aussitôt se faire attaquer par cinq hommes armés. Ba-Fon et le scientifique reculèrent en voyant les autres membres de cette secte charger sur eux. Au même moment, un puissant rayon sortit du vaisseau et frappa mortellement ce troupeau de bêtes noires. Mêléüs courut ensuite vers la maison pour y prendre l’oeuf qui était heureusement encore intact. Il savait fort bien qu’il devait faire vite avant l’arrivée d’Alba. Ses amis le comprirent si bien qu’ils le laissèrent courir dans un champ situé derrière la maison jusqu’au moment où le couloir intemporel apparut subitement devant lui. Le missionnaire y jeta l’oeuf dès qu’il le souleva au bout de ses bras et s’immobilisa ensuite afin de reprendre son souffle. Il vit alors un anneau d’une rare intensité prendre forme dans le couloir. On aurait dit qu’il tournait autour d’un noyau rouge et qu’il le chargeait d’électricité. Puis, le couloir disparut en laissant notre homme respirer en paix. L’oeuf d’Éros était sauvé à tout jamais.

Mêléüs s’attendait à pouvoir s’entretenir longuement avec son fils Alexandre, mais un appel d’urgence força le pilote et le scientifique à quitter rapidement les lieux. Le pauvre homme en éprouva une vive émotion qui fut sans nul doute captée par le jeune Ouarsien. Le missionnaire sentit une petite vibration à son poignet et vit le bracelet changer de couleur. Le scientifique lui dit juste avant d’entrer dans le vaisseau : “C’est un signal qui pourrait se traduire par : je t’aime. ”

Le navire céleste s’éleva rapidement dans les airs en soulevant de la poussière. Ba-Fon comprit sans peine qu’un lien parental unissait ce jeune pilote et Mêléüs. Il n’en fit aucune remarque pour éviter de se montrer indiscret.

- Que faisons-nous à présent?, demanda-t-il en souriant à son guide.

- Hum, si les Maîtres du mont Bellapar se décident à nous le dire, nous le saurons bientôt, Ba-Fon.

- Sais-tu que tu n’as pas perdu la mémoire dans cette mission?

- C’est pourtant vrai! Je me souviens parfaitement d’avoir discuté tantôt avec le Grand-Maître Lemu près de la hutte de Dorgon. J’espère qu’Anima ne m’attend pas pour notre promenade quotidienne!

- Comment te sens-tu avec cette pleine conscience de tes deux personnalités?

- Tu veux dire comme missionnaire et comme Anak? Oh, disons que cela m’amuse de me promener dans le corps de mon cher jumeau Mercéür. Il ne faudrait surtout pas lui dire que je préfère, de loin, mon corps de jeune adolescent. J’ai toujours envie d’étirer ma barbiche lorsque j’emprunte ce vieux corps démodé.

Ils rirent de bon coeur avant de marcher joyeusement sur une route déserte. Ni l’un, ni l’autre ne savaient ce qu’ils faisaient encore sur terre puisque leur mission était accomplie. Dans une situation semblable, Mêléüs se contentait de marcher droit devant lui en attendant les événements.

- Tu crois que les Grands-Maîtres désirent nous faire accomplir une autre mission imprévue?

- Oh, imprévue par nous et non pour eux, mon brave Ba-Fon! Si nous sommes encore ici, c’est qu’ils nous veulent dans les environs. Que dirais-tu d’aller visiter ce joli pays en attendant qu’ils nous plongent de nouveau dans une autre aventure?

- Oui, nous sommes en France, n’est-ce pas?

- Hum, précisément en l’an 1270 après Jésus-Christ. Mais j’y pense, si nous y demeurons encore trente ans, nous risquons fort de voir mon jumeau naître sur terre.

- Ah oui, c’est pourtant vrai! Il s’est incarné en l’an 1300?

- Exactement le premier janvier de l’an 1300. Il va vivre ses premiers mois en Angleterre chez un grand magicien du moyen âge.

- Le Maître Roger, n’est-ce pas?

- Oui, c’est là que Marianne va le mettre au monde et se faire assister par sa cousine Chastel. Puis, c’est elle qui va déposer mon joli jumeau sur le parvis de l’église de Conque, situé dans la région du Quercy.

- Ensuite?

- Je sais seulement qu’une troupe de théâtre ambulant va le confier à sa mère adoptive, le 12 juillet 1300. Mais pourquoi me poses-tu toutes ces questions?

- C’est Mercéür qui sera mon accompagnateur lorsque je reviendrai sur terre pour accomplir ma grande mission. C’est normal que je puisse m’intéresser à sa vie de missionnaire.

- Oui, c’est évident! Par contre, j’ai l’impression que tu sais des choses que j’ignore!

- Comme quoi, par exemple?

- Sur notre prochaine mission. Si je me trompe, tu peux toujours me le dire sans détour.

- Disons que les Grands-Maîtres voudraient qu’on devienne troubadours.

- Troubadours!

- Oui, tu dois sûrement connaître ces gens qui chantent, qui dansent et qui sont parfois très drôles dans leurs accoutrements de bouffons. Ils donnent des spectacles...

- Oui, ce sont des artistes ambulants. Ainsi, il faudrait attendre notre prochaine mission en travaillant comme clowns du moyen âge?

- Il ne faut pas supposer que nous le ferons; je pense qu’il faut le faire, c’est tout!

- Hum, ces artistes ambulants qui vont découvrir le petit Mercéür dans son panier, me rappelle étrangement ces deux pauvres missionnaires qui songent à devenir des gens de théâtre. Évidemment, c’est une simple impression, n’est-ce pas?

- Tu as deviné juste! À part nous, Mercéür, qui voudrais-tu que les Maîtres de l’invisible choisissent pour accueillir le petit arkarien qui deviendra leur missionnaire comme nous?

- C’est logique et surtout amusant comme situation, il faut l’admettre. Il ne faudrait surtout pas dire à Mercéür que nous sommes allé sur terre pour s’occuper de lui lorsqu’il était encore un nourrisson. Puis, je pense que nous savons déjà quel nom portera notre petit Mercéür.

Les deux amis rirent un bon moment avant d’aller s’engager dans une troupe de théâtre. Au début, ils firent les repas, le lavage et les travaux de réparation. Il fallait voir à monter les décors et à coudre les fichus rideaux qui tombaient en lambeaux. Comme Ba-Fon possédait une voix superbe, il se fit offrir un premier rôle dans une petite pièce musicale pour enfants. De son côté, Mêléüs possédait plutôt le physique d’un bouffon naturel. Finalement, nos deux amis se firent proposer une pièce comique intitulée : Le chevalier sans selle et son écuyer sans coeur. Pour résumer cette pièce en un acte, disons simplement qu’un chevalier vêtu de chaudrons et casseroles cherchait tous les moyens inimaginables pour se tenir en selle sur une poutre. Dès qu’il pouvait y parvenir aux cris joyeux des spectateurs, son écuyer sans coeur s’organisait pour le faire chuter en dehors de celle-ci. Cette comédie simpliste fut tellement populaire que tous les marchands de légumes des endroits où se produisait la troupe, faisaient des affaires en or. En effet, les spectateurs lançaient des tomates et des choux au stupide chevalier sans selle et parfois des navets à son écuyer. Tout le monde riait, sauf nos deux acteurs qui souriaient à cette foule d’imbéciles et d’ignorants. Ce fut tout de même grâce à cette popularité si nos amis se firent ensuite engager dans une grosse troupe ambulante qui donnait des spectacles dans les châteaux-forts du pays. Les deux missionnaires se retrouvèrent un beau matin devant le château de Bonaguil et y préparèrent le décor pour l’après-midi. Ces pièces de théâtre se donnaient normalement dans la cour intérieure du château. Mêléüs et Ba-Fon profitèrent de quelques heures devant eux pour visiter les environs. Comme ils s’y attendaient déjà, ils virent un panier devant l’église de Conque, située dans le Rouergue. Des pèlerins priaient à l’intérieur de l’église ce qui leur donna le champ libre pour amener l’enfant dans leur roulotte. Il fallait lui trouver rapidement une mère et c’est elle-même qui vint se présenter à eux en disant :

- Bonnes gens, si vous connaissez dames Marianne et Chastel, confiez-moi l’enfant que vous venez de trouver sur le parvis de l’église.

- Vous êtes?, demanda Mêléüs d’un air méfiant.

- Antoinette Plantart, cuisinière au château de Bonaguil.

- Oui, voici l’enfant qui a besoin de vos soins, bonne dame.

- Et comment devrais-je l’appeler pour que sa mère puisse le reconnaître dans le futur?

- Donnez-lui le nom de Fontaimé Denlar Paichel. Inventez vous-même l’origine de son nom afin que Mercéür ignore qu’il vient d’un autre monde.

- Ainsi, Mercéür est son nom véritable?

- C’est un secret que vous devrez toujours conserver jalousement, ma chère dame.

- Oh oui !, mais le vôtre est Mêléüs et celui de votre ami est l’enfant de la lumière. Ne me demandez pas comment je sais cela puisque toutes mes informations me sont dictées par une voix mystérieuse.

La grosse dame prit délicatement le panier et fit un large sourire aux deux inconnus avant de s’éloigner.

- Cette femme est vraiment l’épouse mystique du Maître Roger, dit Ba-Fon d’un air évasif.

- Quoi? Tu en sais des choses pour un compagnon qui devait simplement m’accompagner sur terre pour retrouver l’oeuf d’Éros?

- Tu oublies que je suis l’enfant de la Mère Lumière. Elle guide tous mes pas et toutes mes pensées.

- Oui, pardonne mon étonnement et allons plutôt donner une dernière représentation puisque nous quitterons ensuite cette troupe pour voyager partout en Europe.

Pendant quatre années, nos deux compagnons se contentèrent de voir du pays. Mêléüs fut alors surpris d’entendre son ami lui dire d’une voix troublée :

- Vite, retournons en France où dame Antoinette vient de se faire condamner au bûcher.

- Mais on ne peut la libérer mon pauvre ami; on ne peut changer les événements.

- Je le sais parfaitement. Il faut retourner là-bas.

Le missionnaire ne posa aucune question et l’accompagna jusqu’à un petit village qui se trouvait entre Rouen et Lisieux. C’est là que les Inquisiteurs venaient de conduire la pauvre Antoinette pour la faire brûler vive. Mêléüs et Ba-Fon se mêlèrent à une petite foule de bons Chrétiens qui priaient pour l’âme perdue de cette sorcière. C’est alors que le jeune homme fixa longuement la condamnée pendant qu’on allumait le feu. La femme lui fit un large sourire puisque les flammes semblaient lui chatouiller le corps. Elle rendit l’âme sans éprouver la moindre douleur physique. Les gens n’y comprenaient rien et certains s’éloignèrent en se disant que cette sorcière se moquait même de ce feu qui dévorait ses entrailles. Mêléüs vit cependant Ba-Fon s’écrouler mollement sur le sol. Son corps était couvert de graves brûlures. Il comprit aussitôt qu’il avait pris sur lui toutes les souffrances d’Antoinette. Il s’empressa de le saisir dans ses bras et le déposa bientôt près d’une petite rivière qui coulait non loin de ce village. L’enfant de la lumière respirait difficilement et le pauvre missionnaire tenta de soulager sa souffrance en l’introduisant complètement dans l’eau froide. Il vit aussitôt le couloir intemporel s’ouvrir devant lui. Ils se retrouvèrent près de la hutte de Dorgon. La lumière bienfaisante du Coeur royal effaça entièrement les marques de brûlures sur Ba-Fon.

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